Jorge Semprún’s last trip to Buchenwald

March 23, 2010
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An emotional good-bye from the aging Spanish-French writer in Le Monde earlier this month:

Mon dernier voyage à Buchenwald
1390 words
7 March 2010
Le Monde
LEMOND
14
French
© Le Monde, 2010. Tous droits réservés.

Oui, c’est bien là, dans un ancien camp nazi devenu prison stalinienne, que l’Europe démocratique doit être célébrée. Contre toutes les amnésies

Dans un texte superbe, Catherine Herszberg a évoqué récemment (Libération du 13 février) une visite à Auschwitz, à l’occasion du 65e anniversaire de la découverte du camp par l’Armée rouge. Elle y accompagnait une vieille parente, ancienne déportée. Et son récit – ironie décapante, précision du regard, émotion maîtrisée – confirme avec éclat l’idée qui est la mienne depuis des années : il n’y a que l’écriture, il n’y a que les écrivains qui soient capables de maintenir vivante la mémoire de la mort. Sinon, si les écrivains ne s’approprient pas cette mémoire concentrationnaire, s’ils ne la font pas revivre et survivre par leur imagination créatrice, elle va s’éteindre avec les derniers témoins, elle cessera d’être une mémoire charnelle du vécu de la mort.

Le texte de Catherine Herszberg avait pour titre précisément, prémonitoirement, ” Les funérailles de la mémoire “.

Pourtant, malgré la pertinence attristée de ce récit, malgré son analyse lucide et désabusée des inévitables pièges, impasses et bévues des commémorations officielles, je serai le 11 avril sur la place d’appel de Buchenwald pour y prendre la parole, lors de la cérémonie commémorative de la libération du camp par les soldats américains de la IIIe armée du général Patton. J’ai accepté l’invitation que m’ont faite la ministre-présidente du gouvernement de Thuringe, Christine Lieberknecht, et le directeur du Mémorial de Buchenwald-Dora, un ami, le professeur Volkhard Knigge.

Et pourquoi, pour quelles raisons ?

Pour une raison principale, dont dépendent toutes les autres, complémentaires : parce que c’est la dernière fois. Je veux dire, bien sûr, la dernière fois pour moi. Dans cinq ans, en effet (les commémorations officielles, pour souligner leur solennité, probablement, ont adopté un rythme quinquennal) à l’occasion du 70e anniversaire de la découverte et de la libération des camps, je ne serai plus là.

Pour la dernière fois, donc, le 11 avril, ni résigné à mourir ni angoissé par la mort, mais furieux, extraordinairement agacé à l’idée de n’être bientôt plus là, dans la beauté du monde, ou bien, tout au contraire, dans sa fadeur grisâtre – ça revient au même, dans ce cas précis -, pour la dernière fois je dirai ce que je pense avoir à dire.

On peut comprendre que je ne veuille pas rater semblable occasion !

La place d’appel de Buchenwald, dans le vent glacial de l’Ettersberg – vent d’une éternité mortifère, qui y souffle éternellement, même au printemps -, est un lieu rêvé pour parler de l’Europe, tout d’abord. Car Buchenwald a été un camp nazi jusqu’en avril 1945. Les derniers déportés, des partisans yougoslaves, l’ont quitté au mois de juin de cette année.

Mais, dès septembre, le camp a été rouvert sous l’appellation Speziallager n° 2, camp spécial numéro deux de la police soviétique de la zone d’occupation russe.

C’est en 1950, après la création de la République démocratique d’Allemagne (RDA), que le camp a été fermé et le site transformé en lieu de mémoire. Mais ce n’est qu’après 1989, après la chute du mur de Berlin et de l’Empire soviétique, après la réunification démocratique de l’Allemagne, que Buchenwald a pu assumer ses deux mémoires, son double passé de camp nazi et de camp stalinien, successivement.

Lieu idéal, donc, unique en Europe, pour penser à l’Europe, pour y méditer sur ses origines et ses valeurs. Pour y rappeler aux jeunes visiteurs – des milliers chaque année -, aux étudiants du monde entier qui y font des stages de formation historique, que les racines de l’Europe peuvent se trouver ici, dans les traces matérielles du nazisme et du stalinisme, contre lesquels a commencé, précisément, l’aventure de la construction européenne.

Traces visibles à l’oeil nu : au sommet de la colline, la cheminée trapue du crématoire, à jamais éteint, rappelle les dizaines de milliers de morts du camp nazi, ceux qui ont trouvé une tombe au creux des nuages, comme l’a écrit Paul Celan. Au pied de l’Ettersberg, par contre, aux limites de l’ancien camp de quarantaine, une jeune forêt plantée par les autorités de la RDA cache les fosses communes où sont enfouis, en vrac, anonymes, les milliers de cadavres du camp stalinien.

Lieu idéal, en effet, que la place d’appel de Buchenwald, pour rappeler les origines de l’Europe, mais aussi pour évoquer son avenir, à ce moment de crise, d’involution, de manque de souffle et d’allant. Moment où revient en mémoire la phrase d’Edmund Husserl, prononcée à Vienne en 1935, à l’apogée des totalitarismes : ” Le plus grand danger pour l’Europe, c’est la lassitude. ”

Mais aujourd’hui, pour le dire avec les mots de Claudio Magris, grand écrivain européen, l’essentiel n’est plus de lutter contre les totalitarismes, mais de se battre contre les particularismes, pour faire de cette addition problématique de vingt-sept pays libres une structure multiforme et organique d’une même raison démocratique.

Cette année, par ailleurs, des vétérans américains de la IIIe armée de Patton participeront, semble-t-il, aux commémorations. Occasion idéale pour évoquer le rôle décisif que jouèrent autrefois, dans la libération du camp, les combattants afro-américains des bataillons de choc ; les jeunes soldats hispaniques du sud des Etats-Unis au parler castillan fluide et mélodieux ; les fils des fermiers de l’Amérique profonde qui découvraient, dans cette juste et terrible guerre, les valeurs universelles de leur démocratie. Le 11 avril 1945, pendant que les avant-gardes blindées de Patton, ayant battu et dispersé la garnison de Buchenwald et les hommes de la division SS Totenkopf, fonçaient victorieusement sur Weimar, contournant le camp proprement dit, où les Américains ne reviendraient que 24 heures plus tard, une Jeep de l’armée se présentait à l’entrée monumentale du camp.

Une Jeep solitaire dans le fracas de la bataille. Deux hommes en uniforme. Mais l’un est un civil, journaliste peut-être. L’autre est un officier, un premier lieutenant. Mais l’important n’est pas là. Ce qui importe, c’est leurs noms. Le civil s’appelait Egon W. Fleck, l’officier Edward A. Tenenbaum. Dites ces noms à haute voix et retenez vos rires, retenez vos larmes. Deux juifs américains sont les premiers à franchir la porte du camp de Buchenwald, accueillis en triomphateurs par les hommes en armes de la Résistance antifasciste.

Dans les archives américaines, on peut trouver le rapport préliminaire sur Buchenwald que Fleck et Tenenbaum rédigèrent, le 24 avril 1945, pour les autorités de leur armée. Leur surprise bouleversée, leur émotion y sont encore sensibles, si longtemps après. Mais cette incroyable ironie de l’Histoire, ce pied de nez ontologique que signifie la présence de Fleck et Tenenbaum à l’entrée de Buchenwald (juifs américains, bien sûr, mais d’origine germanique assez récente. La preuve en est dans leur rapport préliminaire, rédigé en anglais, où ils emploient pourtant le mot allemand panzerfaust pour nommer le bazooka, arme individuelle antichar !), ce hasard merveilleux nous ramène à une vérité incontournable.

Quand tous les témoins, déportés résistants, auront disparu, bientôt, dans quelques années, il restera encore une mémoire vivante, personnelle, de l’expérience concentrationnaire, une mémoire qui nous survivra et c’est la mémoire juive.

Le dernier homme à se souvenir, bien après notre mort, sera un de ces enfants juifs que nous avons vus arriver à Buchenwald, en février 1945, évacués d’Auschwitz, ayant miraculeusement survécu au froid, à la faim, à l’interminable voyage en wagons de marchandises, souvent découverts, pour témoigner au nom de tous les disparus, les naufragés et les rescapés, les juifs et les goys (les non-juifs), les femmes et les hommes. Longue vie à la moire juive de toute notre mort !

Jorge Semprun

Ecrivain

Ancien ministre de la culture espagnol. Né à Madrid en 1923, il a appartenu à la Résistance communiste et a été déporté de France à Buchenwald en 1943. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels ” L’Ecriture ou la Vie ” (Folio, 1996), et publie un recueil d’essais consacrés à l’Europe : ” Une tombe au creux des nuages ” (Flammarion, 330 p., 19 ¤)

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